Le despote de l’ombre de la Géorgie peut-il survivre?

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Le 28 novembre 2024 , le gouvernement géorgien a décidé de suspendre les négociations en vue de l’adhésion à l'Union européenne. Ce jour-là, une représentation théâtrale au Théâtre du District Royal à Tbilissi, mettant en scène une version contemporaine du mythe grec Phèdre en Flammes, a donné lieu à un acte symbolique. Les comédiens, toujours maquillés et coiffés, ont conduit le public jusqu’à la Place de la Liberté, où des milliers de Géorgiens manifestaient contre l’oligarque Bidzina Ivanishvili et ses alliés, qu’ils accusent de maintenir un contrôle autoritaire sur l’État géorgien. Selon un manifestant, ce conflit dépasse les simples revendications politiques : « Ce qui est en jeu, c’est l’avenir du pays, sera-t-il une nation moderne européenne ou, si M. Ivanishvili l'emporte, un pays sous l'influence de la Russie ? »
Les protestations, qui se sont intensifiées au fil des mois, ont pris diverses formes, allant des marches aux grèves, et ont rencontré une répression violente, en particulier lors de la manifestation du 3 février, où plusieurs militants et deux leaders de l’opposition ont été arrêtés. Les principales revendications des manifestants sont la tenue de nouvelles élections et la libération des prisonniers politiques, dont la journaliste Mzia Amaglobeli, en grève de la faim depuis janvier. Mais, comme le souligne un manifestant, ce n’est pas seulement une question de demandes immédiates, mais bien de l’orientation future de la Géorgie : « C'est l’avenir du pays qui est en jeu. »
Bidzina Ivanishvili, ancien oligarque soviétique, a fondé en 2012 le parti Rêve Géorgien, et bien qu’il n’ait jamais occupé de poste officiel, il détient une grande influence sur les affaires du pays depuis cette date. Comme l'explique un ancien collaborateur, George Bachiashvili, « Ivanishvili souhaite exercer un contrôle total sur tout : les gens, la nature, les animaux ». Tandis que la majorité des Géorgiens se sont tournés vers l’Europe, Ivanishvili a adopté une série de mesures contre cette orientation, telles que l’adoption d'une loi sur les « agents étrangers » et des restrictions sur les droits des personnes LGBT. « La suspension des négociations avec l'UE », remarque un analyste, « a été un tournant qui a provoqué des manifestations et une répression d’une ampleur inédite en Géorgie. »
L'invasion russe de l'Ukraine en 2022 a renforcé les tensions en Géorgie. L'Union européenne a encouragé le pays à demander son statut de candidat, sous réserve que le pouvoir d’Ivanishvili soit limité, notamment en ce qui concerne son contrôle sur le système judiciaire et d’autres institutions clés. Ce que les Géorgiens ont vu comme une opportunité, Ivanishvili l’a perçu comme une menace. Son ancien gestionnaire d’actifs, George Bachiashvili, déclare que la perspective de sanctions européennes « a rendu ses banquiers tellement prudents qu'ils sont devenus non-coopératifs ».« Il pense que tout doit être sous son contrôle : les gens, les arbres, les animaux », explique M. Bachiashvili, qui fait désormais face à une peine de prison après une rupture avec son ancien patron
Confronté à la pression de l’adhésion à l’UE, que souhaitent la majorité des Géorgiens, Ivanishvili a tenté de saboter ce processus en recourant à une campagne de désinformation. À travers son média Imedi, il a dépeint l’Occident comme un « parti mondial de guerre » et a présenté les donateurs libéraux comme des conspirateurs cherchant à déstabiliser la Géorgie. Le gouvernement a également mis en place des lois pour restreindre le financement occidental de la société civile et limiter les droits des personnes LGBT. « La décision de suspendre les négociations avec l’UE », indique un observateur, « a exacerbé les tensions dans le pays et entraîné des vagues de violence que la Géorgie n'avait pas connues depuis l'ère soviétique. »
Selon le journaliste britannique , aujourd’hui, Ivanishvili se trouve à un carrefour difficile : organiser de nouvelles élections ou renforcer la répression. Selon Giorgi Gakharia, ancien Premier ministre géorgien, « la base de pouvoir » d’Ivanishvili repose sur un petit nombre de familles influentes. La plupart de leurs actifs et leurs enfants sont liés à l'Occident. Si certaines de ces familles commencent à se détourner d’Ivanishvili, cela pourrait affaiblir considérablement son pouvoir. Gakharia ajoute que si des personnalités clés abandonnent Ivanishvili, « la pyramide de pouvoir pourrait s’effondrer ». Cependant, l'opposition reste fragmentée et incapable de représenter une véritable alternative, ce qui permet à Ivanishvili de maintenir une certaine stabilité, du moins pour le moment.
L’article précise que le pouvoir d’Ivanishvili est également fragilisé par la situation économique. Nika Gilauri, ancien Premier ministre, explique que les investissements étrangers ont chuté de 40 % l’année dernière, tandis que les financements internationaux ont diminué de près de moitié. Cette crise économique ajoute une pression supplémentaire sur Ivanishvili, qui se trouve dans une position délicate. Comme le souligne un analyste, « Ivanishvili ne peut pas se permettre de tourner définitivement le dos à l’UE, mais il doit aussi préserver son contrôle absolu sur le pays. »
Des discussions se poursuivent en coulisses entre des acteurs économiques de différents horizons. Irakly Rukhadze, propriétaire d’Imedi, bien que diffusant des propos anti-occidentaux, affirme qu’il « est totalement pro-occidental » et cherche à protéger ses intérêts économiques et sa famille. Il est clair que les enjeux sont multiples et complexes, et que le futur de la Géorgie dépendra de l’évolution de cette crise politique.
Finalement, comme le remarque un expert, le dénouement de cette situation est encore incertain : « Bien que les tensions soient fortes, le drame pourrait se terminer d'une manière très différente de ce que l'on pourrait imaginer aujourd'hui. »
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